DISCONTINU
Au début une forme d’intuition. Pour ainsi dire presque rien.
Tenter la disponibilité et être témoin du flux de peinture. Y opposer peu d’entraves, suffisamment pour que cela joue, que cela travaille. Le flux discontinu, discret, se dépose alors sur la surface. Il y a ici primat de l’acte de peindre par rapport à la pensée.
J’utilise parfois l’aléatoire - lointain rappel d’un principe d’incertitude ou d’indétermination - d’une brisure spontanée de symétrie. Ça tombe toujours juste et éveille mon regard, spectateur de lois mystérieuses. Cette brisure permet d’avancer à travers la peinture, encore et toujours par la couleur. D’engager le dialogue avec elle.
Arrive bientôt la boue, le trop, le chaos, la catastrophe picturale. C’est bon signe, ça sent la vie ! Ce chaos c’est la faille par laquelle continue de s’insinuer la peinture malgré moi. Elle gagne son indépendance, s’individue.
Ici le paradoxe devient solide infrastructure cependant que l’image demeure dans un régime d’ambiguïté. Souvent de nombreux recouvrements et d’heureuses ablations simplifient l’image en tentant d’en conserver le poids.
« Se rappeler qu’un tableau, avant d’être un cheval de bataille, une femme nue ou une quelconque anecdote, est essentiellement une surface plane recouverte de couleurs en un certain ordre assemblées. » M. Denis (1870-1943)
Et puis le cadre, le contour, le bord - limite et frustration, aide ou soutien aussi - ça doit pouvoir tenir dedans ! Ça contraint, ça bloque, ça empêche. La têtue géométrie d’un périmètre, d’une frontière sur laquelle pourtant s’appuyer. C’est le bord de la piscine. Au fond : les archétypes.
Parfois :
-Tabula rasa !
Je me dis qu’il reste peut-être quelque chose dans cet espace pictural presque nu.
Je pense à Maître Eckhart et son Entbildung :
« Entbildung est un mot très particulier, qu’on retrouve dans les sermons de Eckhart. On peut dire qu’il constitue l’un de ses concepts les plus originaux, même s’il n’est pas cité maintes fois dans ses écrits. D’un point de vue étymologique, ce mot est construit à partir du terme bilde, dont le champ sémantique est si vaste qu’il couvre et même confond des équivalents latins tel que ratio, forma, phantasma et species (...) À la lettre, Entbildung pourrait être traduit avec dés-imagination, libération ou dépouillement de l’image, dé-représentation. Il ne s’agit pas d’une négation ou d’une destruction (Abbau) de l’image (...). L’image ouvre au-delà de soi lorsqu’elle s’évide, lorsqu’elle se rend vide de soi-même. (...) Chaque image fournit et permet une expérience particulière de vérité — mais il ne s’agit pas de surmonter l’image en la refoulant, il faut plutôt l’accueillir, passer à travers elle, en reconnaissant le fait que sa valeur est à la fois sa limite » M. Ghilardi / W. Wackernagel
Des séries apparaissent simultanément. La peinture rebondit de l’une à l’autre. C’est l’équilibre instable, hésitant et discontinu d’une marche vers un but qui, se dérobant à mon regard, semble pourtant déterminé.
b.philippe
Août 2021